Chapitre 1 La Question

Episode 1 La Première Porte

Episode 01 La Première Porte : le Témoignage d’Ismael et la Première Lettre de Barthélémy

Tout commence par une question — non pas celle qui appelle une réponse, mais qui ouvre un abîme. Dans la scène inaugurale du Livre I, un jeune homme, Ismael, se tient devant ses juges. On exige de lui une explication, un “pourquoi”. Mais sa réponse échappe à toute justification : il évoque un texte ancien, oublié, apocryphe. De cette lecture naît un appel qui sonne aussi comme une provocation, une vision dévoilée par les "anges de l'occident": la lumière se retire et le monde disparait. Son appel ne restera pas sans écho. Barthélémy, son ami, reçoit la question dans le silence de sa vie ordinaire. À travers ses lettres, il raconte son quotidien, sa lassitude, son sentiment d’étrangeté dans un monde qui avance sans direction. Là où Ismael invoque la foi pour agir, Barthélémy doute pour comprendre. Entre eux se dessine l’espace d’une tension — celle par laquelle commence l’Odyssée de l’Esprit.

Pour comprendre l’Episode 1 … La Question, quelle question ?

Tout commence par une question. Celle que pose un juge invisible qui exige une explication. Et ce qu’il veut tient précisément dans ce cadre, celui de la raison, de la rationalité juridique et moderne qui cherche à attribuer des causes à des agents responsables de leurs actes. La logique juridique tient dans l’attribution d’une responsabilité et d’une assignation du sujet qui, en pleine conscience, a décidé d’agir dans une intention claire. C’est le type de réponse que nous avons coutume de chercher, la reconstitution de faits par une entreprise de déductions validées par l’épreuve du réel, le coeur de la démarche scientifique.

Mais la réponse que le juge reçoit s’échappe rapidement. L’accusé, un jeune homme, Ismael donne une explication, certes mais qui n’entre absolument pas dans un schéma rationnel dans l’acceptation que nous en avons. Il invoque un texte apocryphe chrétien, Les Questions de Barthélemy. Il a vu s’ouvrir l’« Abîme », les « anges de l’Occident » et la «Terre enroulée comme un parchemin », avant d’ajouter : « voilà pourquoi j’ai agi ».

Dans l’apocryphe attribué à Barthélémy, les apôtres supplient le Christ : « Montre-nous l’Abîme », et malgré l’avertissement, celui-ci accède à leur demande ; « les anges de l’Occident furent convoqués, et la Terre fut enroulée comme un volume » (Questions de Barthélemy, III, 5-9 ; Écrits apocryphes chrétiens, Pléiade, 2005). La révélation s’accomplit : la lumière n’éclaire plus ; elle déchire. Ce n’est plus la connaissance mais la vision du Néant, celle du monde retourné sur lui-même lorsque la lumière se retire. D’emblée, cette réponse ne satisfait personne dans le tribunal. Et pour cause, la réponse d’Ismael n’entre pas dans le cadre de la rationalité juridique, de la reconstitution d’une succession de faits objectifs s’imbriquant les uns dans les autres selon des mécanismes de causes à effets clairement identifiables. Et s’il en est ainsi, c’est aussi parce que la question qui lui est posée est elle-même plus large et plus profonde qu’elle ne le laisse supposer. Proférée par le juge, celui-ci en mesure-t-il bien l’ampleur ? Ce n’est pas certain. Et la réponse d’Ismael, la prend selon son sens premier en remontant à une justification, en un « pour quoi » qui est pour lui plus essentiel.

En réactivant l’Apocryphe, Ismael répond non pour plaider, mais pour témoigner. Il ne dit pas : « j’ai compris », il dit : « j’ai vu ». Et cette vision devient justification : « voilà pourquoi j’ai agi ». Ismael fait de la Question un mandat, une parole qui l’a engagé à agir.

L’interrogation dès lors est de savoir à quel engagement celle-ci mène ? Ismael, par sa position d’accusé le suggère : le dévoilement de l’Abîme dont parle l’apocryphe n’est pas seulement un gouffre sous les pieds. Il s’agit d’une béance, un néant dont le jeune homme sent toute l’urgence alors même que personne autour de lui n’en reconnait la réalité. Pour Ismael, ce néant est clair et il est indissociablement lié à ces « anges de l’occident ». Le jeune homme énonce la manière dont lui l’aborde, en dehors de toutes rationalité objectivante, de toute rationalité scientifique, de toute réduction à la seule dimension des faits. Toutefois, son choix n’est pas étranger à sa situation : là, tout seul devant la barre des accusés, tout seul face aux regards réprobateurs des juges. Sa réponse l’isole et sa réponse provoque en l’isolant davantage. Et pourtant sa provocation est aussi une mise en mouvement qui, si elle se perd dans l’incompréhension des prétoires, trouve un écho lointain.

C’est sans doute cette provocation qui ouvre la « Première Porte », celle que personne ne voit ni n’a voulu voir. Sa provocation arrive aux oreilles de son ami, Barthélémy par l’intermédiaire des courriers que celui-ci échange avec Alisée, son amie et sa confidente. Barthélémy est un jeune universitaire, professeur d’histoire plongé assez vite dans l’enseignement. Il se présente d’emblée comme un jeune homme cultivé, héritier du savoir académique mais également conscient de la perte de sens qui traverse son époque. Sa première lettre, adressée à Alisée, ne parle ni de foi ni de grandes idées : elle décrit son quotidien, ses matinées ordinaires, le métro, le froid, les visages absents, ses rapports avec ses élèves, sa ville Bruxelles, aussi perdue que lui…

Et pourtant, c’est dans l’une de ses rues, que quelque chose change pour lui. Au détour d’une petite porte que personne ne voit ni n’a le souci de regarder. Et pourtant, c’est à partir de ce détail que quelque chose s’ouvre. Le monde lui apparaît soudainement chargé d’un sens qu’il ne sait pas encore nommer. Cette scène, discrète et inaugurale, révèle tout de et à Barthélémy. L’ouverture de la Première Porte est l’écho de la provocation d’Ismael et aussi une invitation à un voyage que Barthélémy suggère subrepticement à Alisée, dans sa Première Lettre.

Ainsi, la question du « pourquoi » posée à Ismael, sur le banc des accusés, est-elle la question d’une orientation et d’une urgence : l’orientation donnée par les « anges » vers l’occident et l’urgence d’une révélation, invisible à ses contemporains, annoncée pourtant de longue date (depuis l’écriture des apocryphes) et qui dévoile un néant. La question est ainsi une révélation qui est encore obscure et qui nécessite comme réponse un engagement, un mouvement dont il reste encore à en préciser la nature…

Episode 2 La Seconde Porte

Episode 2 La Seconde Porte, la Lettre 2 d’Alisée et les Lettres 3 à 6 d’Ismael et de Barthélémy.

L’épisode 2 s’ouvre sur la Seconde Porte, un passage obscur et inquiétant où Barthélémy avance seul dans une lumière qui interroge. La Seconde Porte est une épreuve : celle d’une conscience confrontée à ce qu’elle ne comprend plus. Sur son seuil, la voix d’Alisée s’élève. Elle écrit pour comprendre la crise d’Ismael, son compagnon, emporté par une foi devenue incendie. Dans sa lettre, elle confie la douleur d’un amour qui se défait, la peur de ce qu’elle ne peut plus partager. Mais pour Alisée, la crise spirituelle de son compagnon n'est pas une question de fanatisme. Une double crise traverse désormais les personnages — celle du monde et celle de l’esprit. Et c’est dans cette faille que s’annonce la suite : le commencement véritable du voyage, quand l’amitié blessée, la foi, et la pensée devront apprendre à traverser ensemble le seuil de la Seconde Porte.

Pour comprendre l’Episode 2 … La Seconde Porte, l’Occident et le temps des Crises

Le second épisode s’ouvre sur une autre porte, la seconde porte qui d’emblée dresse une autre étape. Barthélémy traverse un long couloir obscur menant à une porte noire d’où émane une lueur froide et inquiétante. Barthélémy se retrouve seul à affronter un passage qui exige cette fois-ci et dont il n’est pas sûr de pouvoir en franchir le seuil parce que ce qui s’annonce est rempli de périls. La seconde porte dévoile le moment des crises, de l’impossibilité pour Barthélémy de cerner ce qui fait naître en lui un indicible malaise, une crise que met en lumière son amie intime avec qui il partage une même sensibilité et un même engagement, Alisée. Dans son courrier (la lettre 2), la jeune fille rappelle leur complicité. Elle témoigne de leur conscience éthique et politique, des inquiétudes de leur temps face à la crise écologique dont tous deux sentent bien la profondeur. Alisée ouvre ainsi une série de lettres qui en témoignent. Son écriture, empreinte de compassion, cherche à comprendre ce qu’elle appelle « le départ » d’Ismaël. Elle relate leur engagement commun pour la Terre, l’écologie, la défense du vivant, et le moment où son compagnon s’est détaché de cette action collective pour suivre une autre voie. En joignant la lettre 2 bis d’Ismael, elle met en évidence la double dimension de la crise : écologique et spirituelle. L’appel que son compagnon entend — la Terre qui gémit, les montagnes qui explosent, les arbres qui « crient » — devient pour elle une métaphore de la douleur du monde, mais pour lui, une révélation divine. Devant les choix d’Ismael, Alisée oscille entre compréhension et peur. Ismael, dans la lettre 2 bis puis dans la lettre 4, écrit depuis une tension extrême. Sa voix est celle de la conviction et de la solitude : il affirme que « Dieu a voulu que cela soit ainsi » et qu’il « doit agir ». Sa crise spirituelle devient acte. Et il dénonce clairement l’Occident — comme une entité — il le désigne comme la cause de ce qu’il perçoit comme une dévastation de la nature et de l’âme. En cela, le diagnostic d’Ismael rejoint les discours des “ennemis de l’occident”. Il adhère aux thèses djihadistes mais pas par influence, mais par sa propre sensibilité, par ses visions intérieures, une angoisse quasiment métaphysique de “fin du monde” développée par des penseurs tels que René Guénon dans La Crise du monde moderne (1927). Comme Guénon, Ismael veut revenir à la Tradition, mais pour le jeune homme celle-ci réside dans une foi combattante.

Face à lui, Barthélémy dans les lettres 3, 5 et 6, tente de comprendre sans juger ; mais ses échanges avec Ismael l’amènent à laisser sa colère froide éclater. Il s’emporte, parle de «fanatisme », l’accuse de “trahison”. Mais il l’affirme toutefois : « Nous devons surmonter cela. » Par cette phrase, Barthélémy reconnaît que la crise d’Ismael est aussi la sienne — celle d’un homme rationnel, lui aussi confronté au vide spirituel de son temps. En cela, il incarne le versant intérieur de la crise de l’Occident : non la perte de la foi, mais la perte de sens. Et Barthélémy le reconnait, c’est en discutant avec Alisée qu’il s’est persuadé de reconnaître leur lien et leur crise commune. Face aux positions extrêmes d’Ismael et de Barthélémy, Alisée tient le fil humain, celui qui empêche la fracture de devenir définitive. Là où Barthélémy analyse et où Ismaël affirme, Alisée écoute. Sa lettre témoigne d’un attachement douloureux à la Terre blessée, à l’amour du vivant, que ni la foi ni la raison ne parviennent plus à exprimer. En refusant de choisir entre l’un et l’autre, Alisée force les deux amis à dépasser leur opposition et suggère ainsi que la seule voie qui s’offre à eux doit dépasser la contradiction entre la pure raison et la pure foi, elle suggère que la seule voie ne s’offre que dans la rencontre vivante entre les deux. Et c’est en quelque sorte bien l’exigence de la Seconde Porte, elle qui comme le précise déjà Barthélémy interroge « Peux-tu avancer dans un univers où les certitudes se dissolvent dans l’irréalité, l’imaginaire, les rêves et les cauchemars ? Peux-tu, sans tomber, avancer tout en gardant l’équilibre sur une corde raide au-dessus de l’abîme ? »

Episode 3 L’Esprit Voyageur

Episode 3 L’Esprit Voyageur, la Lettre 7 d’Ismael et la Lettre 8 de Barthélémy.

L’épisode 3 s’ouvre sur une tension devenue brûlante. Ismaël, enfermé dans sa foi et dans sa solitude, s’adresse à Barthélémy avec une intensité nouvelle. Il parle de rupture, de combat, d’un monde à sauver. Pour lui, l’Occident est l'ennemi. C'est entre les deux hommes que se joue la fracture, et pourtant aussi la possibilité d’un autre commencement. Barthélémy répond avec colère et compassion mêlées. Il refuse le fanatisme mais comprend la blessure qui s’y cache. Sa lettre, d’abord rationnelle, se transforme peu à peu en méditation. Et c’est dans le silence d’une bibliothèque, à la lumière d’un soir d’automne, que l'appel du mystérieux E qui hante la foi d'Ismael et les doutes de Barthélémy se manifeste. Eliénzys, l'Esprit Voyageur, est l’appel d'une voix intérieure qui invite à partir, à franchir les frontières du connu pour commencer l'odyssée.

Pour comprendre l’Episode 3 - L’Esprit Voyageur et la conversion du regard

L’épisode 3 s’ouvre sur la crise spirituelle et morale entre Ismael et Barthélémy. Le mot « Occident » devient l’enjeu même de leur point de rupture. Pour Ismael, l’Occident représente avant tout l’ennemi : un monde désenchanté, où la foi s’est éteinte sous le règne de la technique, de la puissance économique et de la raison instrumentale. Dans ses lettres, il décrit cette civilisation comme « l’ennemi de l’esprit », celle qui a oublié Dieu et réduit la création à un espace d’oppression. Il fait de l’Occident une entité quasi métaphysique : l’incarnation du mal, du mensonge et de la séparation. Cette représentation nourrit sa propre crise spirituelle : pour retrouver la pureté de l’origine, il se voit contraint à la révolte et à la rupture, sa Hijra. L’Occident, pour lui, n’est pas seulement un système politique ou économique : c’est un monde sans âme, contre lequel il faut lutter pour sauver la lumière. Son réquisitoire ne relève donc pas seulement du jugement moral, mais d’un désarroi métaphysique. En lui, la question de la modernité devient une épreuve intérieure : comment vivre dans un monde qui ne croit plus, comment préserver l’esprit dans un monde qui lui est fondamentalement hostile ?

Face à la radicalité d’Ismael, Barthélémy ne cherche pas à répondre par la polémique, il répond à ce glissement en refusant d’accepter qu’un mot – « Occident » – devienne un principe de condamnation. D’emblée, il remet en cause la logique de l’ennemi : « C’est quoi ton combat ? Quel est ton ennemi ? » . Ce n’est pas l’Occident qu’il défend, c’est la complexité du réel qu’il veut préserver. Là où Ismael voit une entité maléfique, Barthélémy s’interroge : « Que devenons-nous là-dedans ? ». Il voit un processus, un mouvement historique traversé par des contradictions. Pour lui, « l’Occident » n’est pas un bloc mais une tension – un devenir dans lequel se mêlent le meilleur et le pire : la foi et la raison, la mémoire et l’oubli, la lumière et sa perte.

Ce que Barthélémy suggère de considérer l’Occident non pas comme une essence mais comme une orientation de l’esprit, au sens où le lever du soleil (l’Orient) désigne l’origine, et son coucher (l’Occident) le moment de retrait. Dans cette perspective, et Barthélémy le souligne aussi, la crise occidentale est d’abord une crise du sens, non une corruption morale. Le conflit cesse d’être guerre d’idées pour devenir épreuve de conscience. Il ne s’agit plus de désigner un responsable, mais de comprendre ce que cette fracture révèle de nous et de notre rapport au monde. Cette attitude, à la fois éthique et existentielle, fonde la singularité du personnage : au lieu de juger, il s’expose à la question.

Et sa posture le conduit à un renversement du regard qu’il expérimentera dans une Bibliothèque introuvable, au 144 rue des sceaux qui deviendra pour lui un véritable sanctuaire de la mémoire humaine. Entre ses murs s’entassent non seulement les savoirs, mais aussi les traces, les échos, les oubliés du monde. Il ne s’agit pas seulement d’un lieu d’étude académique. Quand les bruissements du monde extérieur se taisent, l’espace se met à vibrer autrement, y résonnent les voix du passé, les mythes et les visions : un véritable mundus imaginalis, selon la formule d’Henri Corbin, c’est-à-dire un monde intermédiaire où l’esprit humain communie avec les formes du sens. C’est dans cette atmosphère suspendue, à la fois familière et métaphysique, que cet être étrange dont l’appel résonnait déjà chez Ismael, « E. » se révèle pleinement sous son nom propre Eliénzys. Barthélémy ne découvre pas un dieu nouveau mais le reflet d’un homme, la part vivante du savoir et de la mémoire.

Cette révélation marque le tournant du récit. Symboliquement, la bibliothèque représente le passage du logos rationnel au logos imaginal : le moment où la connaissance cesse d’être accumulation de données et d’informations “mortes” pour devenir expérience intérieure du sens accessible par la force de l’imaginaire. Le philosophe Martin Heidegger éclaire cette “conversion du regard” lorsqu’il parle de l’art et de la poésie. Il ne s’agit pas de faire oeuvre de pure fantaisie. Pour repenser le mode de connaissance moderne marqué par l’idée selon laquelle connaître revient à maîtriser à des fins instrumentales. Heidegger parle d’un autre rapport au monde et à soi-même, un mode plus fondamental et plus essentiel, de présence et “d’habitation” dans ce qui s’offre à l’homme — ce que Heidegger désigne comme la « terre, ciel, le divin ». Il écrit que le langage est « la maison de l’Être » — non pas un outil parmi d’autres, mais le lieu où l’Être se dit. La poésie, dans cette perspective, n’est pas un art décoratif mais la modalité de dévoilement : elle ne « dit » pas seulement un monde déjà constitué, elle produit un monde — elle ouvre un espace où l’homme peut « demeurer ». Dans cette ouverture, l’imaginaire joue un rôle central : l’imaginaire n’est pas fantasme ou illusion, mais il est cette « mesure », cette capacité de mise en relation avec ce qui ne se réduit pas à être objectivé comme donnée ou « ressource », elle est ce qui nous permet de demeurer dans l’entre-deux : dans la proximité du mystère, sans le réduire ni le figer. « Habiter en poète » signifie ainsi vivre en résonance avec l’Être. Là où la raison moderne veut posséder et où la foi veut imposer sa vérité, la poésie permet de laisse être, laisser venir et accueillir. Henri corbin qui écrit lui aussi sur la « fonction imaginal » dans la philosophie islamique, définit l’imagination comme la faculté par laquelle le sacré peut être perçu sans être réduit ni à la seule croyance religieuse ni à la théorie abstraite. L’imagination dans un sens fort et comme modalité de connaissance ouvre sur un monde intermédiaire, situé entre le sensible et l’intelligible. C’est le lieu des visions, des symboles et des figures spirituelles : un monde où le sens devient acte, où l’esprit découvre la profondeur du réel par des images vivantes. L’imaginaire que Corbin rebaptise en utilisant le terme d’imaginal, n’est donc pas l’irréel, mais unit ce que la modernité a séparé : la pensée et la vision, la connaissance et l’affect de la présence, par la forme des images. Par cette voie, la connaissance devient autre chose que la maîtrise mais une faculté de voir intérieurement, de participer à la révélation du sens à travers les formes imaginatives.

L’apparition d’Eliénzys dans la bibliothèque de Barthélémy devient le moment dans le lieu où le savoir s’ouvre à la vision, où la recherche rationnelle se transforme en expérience intérieure. L’imaginaire n’y est plus fuite ni ornement, mais médiation vivante. Barthélémy accomplit un passage décisif : celui qui relie la pensée rationnelle à la pensée spirituelle sans les confondre.

Son point de départ reste celui du réel, entendu ici comme le domaine du savoir objectif : la recherche historique, la philosophie et la science dans leur forme classique. En tant qu’historien, Barthélémy demeure fidèle à cette exigence de rigueur — celle de l’enquête, de la preuve, du raisonnement. Mais il en perçoit désormais les limites : la méthode, si elle décrit le monde, ne suffit plus à le comprendre. Le réel, pris seul comme ensemble de faits, de données, d’informations, contribue à la perte de sens, il devient un enchaînement de data sans horizon, une structure sans âme. C’est ce constat qui le pousse à chercher au-delà de la science : non pour la renier, mais pour la replacer dans un ensemble plus vaste qui intègre l’humain dans son entier avec ses dimensions symbolique et imaginaire.

C’est pourquoi Barthélémy met également en œuvre la dimension symbolique. Ce terme désigne le lien qui relie les faits particuliers à un ordre de signification plus large — non plus seulement historique, mais spirituel. Dans sa lecture de l’Occident, Barthélémy ne voit plus une suite d’événements, de crises ou de doctrines : il y reconnaît un mouvement existentiel. Il ne s’agit pas pour autant d’une forme de finalité historique à la manière dont Hegel avait écrit sa « Phénoménologie de l’Esprit ». Le sens n’est pas imposé par une transcendance ou une loi extérieure, il n’est pas non plus caché au coeur des événements historiques eux-mêmes. Le sens émerge de ce double mouvement de recherche, d’interprétation et d’expériences visionnaires. Il ne peut émerger qu’à travers le cheminement qui lie le passé au présent, dans l’acte-même de les relier.

C’est là condition même par laquelle peut débuter l’Odyssée de l’Esprit. Un voyage pour lequel la rationalité objectivante et la science historique dresse les cartes, l’interprétation philosophique et symbolique trace les chemins et la force de l’imaginaire fonde l’expérience du parcours. Telle est la conversion du regard à laquelle convie Eliénzys, l’Esprit Voyageur, réunir en un seul mouvement de connaissance : la raison, le symbolique et l’imaginaire. La raison lui donne la rigueur, le symbolique lui donne le sens, l’imaginaire lui donne forme et vie. Ce triple mouvement métamorphose la Bibliothèque de la rue des sceaux en un sanctuaire de mémoire et de connaissance, et en “Porte du Ciel” qui ouvre l’Odyssée de l’Esprit Voyageur.

Bibliographie

  • Ecrits Apocryphes Chrétiens, Questions de Barthélémy, [ 3,4-3,9] éditions Gallimard sous direction de F. Bovon et P. Geoltrain, collection La Pléiade, 1997.

  • Benraad Myriam, L'Etat Islamique pris aux mots, aux éditions Dunod (Armand Colin), 2017

  • Buruma Ian, Margalit Avishai, L’Occidentalisme une brève histoire de la guerre contre l’Occident, aux éditions Climats, Flammarion, Paris 2006.

  • Droit Roger-Paul, L’Occident expliqué à tout le monde, aux éditions du Seuil, 2008.

  • Guénon, R. (1994). La crise du monde moderne. Paris : Gallimard. (Collection Folio Essais, n° 250), 1ère édition (1927) Paris : Bossard.

  • Guénon, R. (1945). Le règne de la quantité et les signes des temps. Paris : Gallimard.

  • Heidegger Martin, Achèvement de la métaphysique et poésie, aux éditions Gallimard, Paris 2005

  • Heidegger Martin, Les Chemins qui ne mènent nulle part, aux éditions Gallimard, Paris 1962

  • Heidegger Martin, Essais et Conférences, aux éditions Gallimard, Paris 1958.

  • Meyronnis François, L’Axe du Néant, Collection L’Infini, aux éditions Gallimard, Paris 2003

  • Shayegan Daryush, Le regard mutilé : schizophrénie culturelle, collection L’Aube poche (La Tour d’Aiguës), aux éditions de l’Aube, 2003.

Pour approfondir …

René Guénon et la question de l’Occident

René Guénon (1886-1951) est un intellectuel français difficile à classer, il est présenté comme une figure centrale du « traditionnalisme ». Son œuvre articule trois axes : l’exposition des principes métaphysiques, l’étude du symbolisme et de l’initiation, et surtout la critique radicale du monde moderne. Il oppose les civilisations ayant conservé un « esprit traditionnel » — qu’il situe principalement dans un Orient qui n’existait déjà plus vraiment à son époque — à la civilisation occidentale moderne. Dans son ouvrage majeur La Crise du monde moderne (1927), Guénon soutient que la modernité constitue une crise globale de civilisation, non simplement une période de trouble, mais un moment de dégénérescence spirituelle. Selon lui, cette crise trouve sa racine dans l’abandon des principes suprasensibles et l’emprise exclusive des valeurs quantitatives, matérialistes et individualistes. Il reproche à l’Occident d’avoir substitué le savoir profane à la sagesse traditionnelle, et la domination technique à la contemplation métaphysique.

Pour mieux comprendre R. Guénon :

Ecoutez la leçon du “Précepteur” :

Ecoutez l’exposé de David Bisson dans les Racines du Ciel

Martin Heidegger et … de la nécessité de la conversion du regard (Lettre 8 de Barthélémy)

Martin Heidegger (1889-1976) est un philosophe allemand majeur du XXᵉ siècle. Son œuvre est centrée sur plusieurs thématiques tournant néanmoins sur la question de l’« être » (Sein), la critique de la métaphysique occidentale — qu’il entend comme une histoire où l’être est traité comme un « étant parmi les étants » — et sa prolongation dans la technique, la science, la domination de l’étant. Heidegger a ainsi prolongé la pensée de Friedrich Nietzsche à propos du nihilisme en le concevant non seulement comme absence de valeurs mais comme conséquence de l’oubli de l’être. Heidegger pense l’Occident non seulement comme un ensemble géographique ou culturel, mais comme la forme achevée de la métaphysique moderne — c’est-à-dire une civilisation où l’être n’est plus questionné, où la technique, la science, la gestion de l’étant prennent le pas sur la méditation de l’être. Cette situation constitue selon lui une crise : l’Occident est en crise parce qu’il a perdu ce qui lui donne sens, à savoir la relation à l’être. Pour reprendre ses termes, l’oubli de l’être entraîne que « tout est sans demeure », que l’homme ne « habite » plus vraiment, qu’il devient « l’en-route-vers-rien ». Ainsi, pour Heidegger, le dépassement de la crise occidentale ne passera pas par une restauration de la seule technique ou du pouvoir, mais par une conversion du rapport à l’être : habiter, penser et parler autrement. C’est cette conversion qu’il vise quand il parle du « tournant » de la pensée ou de l’« événement » de l’être.

Pour mieux comprendre M. Heidegger

Pensée du divin et poésie par Fabrice Midal et François Caunac, Émission diffusée pour la première fois sur France Culture le 10.12.2006.